"Je suis sourd et je le vis bien"

Je suis sourd de naissance, mais jamais je ne voudrais avoir une audition normale.

 

Les conséquences d’une perte auditive sont loin d’être anodines, et les difficultés sont multiples, mais il ne faut pas oublier que la surdité ne se limite pas seulement à une pathologie : c’est aussi une culture !

 

 

Sourd, sourd, malentendant ?

 

Dans la littérature, la surdité se présente sous différentes appellations : sourd, devenu-sourd, Sourd, malentendant… Chacune a sa particularité.

 

D’un point de vue purement scientifique, la différence entre les mots « sourd » et «malentendant » se mesure essentiellement aux différents degrés de gravité de la perte d’ouïe : on dit qu’une personne est malentendante dans les cas de surdité légère ou moyenne, et qu’elle est sourde dans les cas de surdité sévère ou profonde.

 

Mais ce sont des généralités ; la frontière entre les deux mots demeure subjective. En réalité, il existe plusieurs typologies de surdités :

 

  • Les devenus sourds : ils ont perdu l’ouïe à la suite d’un accident. La surdité varie selon l’âge, surtout quand elle survient lors des périodes de développement du langage.
  • Les sourds de naissance, pour lesquels l’apprentissage de la parole est parfois plus difficile.

 

Certains sourds/malentendants ont des difficultés à oraliser, et d’autres pas du tout ; certains sourds/malentendants pratiquent la langue des signes, alors que d’autres non — et cela n’a pas forcément de rapport avec le degré de leur surdité.

 

Malentendant : l’ère du politiquement correct

 

D’un point de vue audimétrique, je suis sourd profond mais on me considère, à mon grand regret, comme malentendant. Ce mot est progressivement passé dans le langage courant du fait des progrès de la médecine et des technologies. Il symbolise bien le regard de la société vis-à-­vis du handicap.

 

Léon Schwartzenberg, dans son essai intitulé Face à la détresse, explique cette obsession du «politiquement correct » :

 

« Le langage aussi peut être sécurisant, voire sécuritaire : on croit alléger la dureté des mots en les compliquant. Sourd, aveugles, vieillards, malades mentaux, on a honte de parler de vous : des malentendants aux hospitalisés spéciaux en passant par les non-­voyants et les seniors, on va en arriver à parler des personnes mortes comme de non-­vivants ! »

 

Comme certains Sourds, je refuse catégoriquement cet euphémisme : je revendique ma condition de Sourd ! La majuscule est là pour montrer que j’accepte ma surdité.

 

Le mythe de celui qui n’entend rien

 

Imaginez-vous, dans votre lit (ou tout autre endroit qui vous sied), n’entendant… rien. « C’est horrible », disent souvent mes amis avec un regard horrifié. Mais il faut arrêter de stigmatiser la surdité : la perte auditive entraîne bien des difficultés, mais ne nous coupe pas autant du monde !

 

Et puis elle a ses avantages : si je veux dormir tranquillou sans être perturbé par les voisins, je ferme mes appareils auditifs — la classe ! Par contre, s’il y a une alarme incendie la nuit, c’est moins classe… Ça m’est arrivé, et ce n’était pas franchement sympa.

 

Parlons justement de ces appareils primordiaux qui nous permettent d’entendre des sons. On en distingue deux types :

 

  • Les appareils auditifs : ne nécessitant pas d’opération, ils permettent d’amplifier le son, mais ont leurs limites. Par exemple, si je sais quand une personne parle (j’entends sa voix), je ne comprends pas forcément les paroles (comme si on entendait une langue étrangère). Entendre sans comprendre, ce n’est pas très utile.
  • Les implants cochléaires : il s’agit d’une version « améliorée » de l’appareil auditif, qui se pose pendant une opération.

 

Cependant, même l’implant cochléaire ne permet pas de réparer certaines des conséquences de la surdité, comme…

 

  • La perte de spatialisation ou la confusion des sources sonores : il est impossible de déterminer l’origine des sons.
  • Le syndrome du banquet : l’appareil auditif ne permet pas de filtrer un son parmi d’autres. Par exemple, dans les bars, il est difficile de distinguer la voix de son interlocuteur des bruits parasites comme la foule, la musique, les bruits dans la rue…

 

En l’absence de filtrage, les Sourds ont parfois du mal à tolérer ce surplus de bruits mécaniques et parfois inaudibles. Beaucoup de personnes sont atteintes d’acouphènes et d’hyperacousie. C’est l’une des raisons pour lesquelles certains Sourds rejettent les appareils auditifs.

 

Par ailleurs, pour compenser ces pertes, les Sourds utilisent la lecture labiale. Cette dernière nous permet de comprendre 30 à 50% des mots en fonction du contexte, un pourcentage qui augmente si l’interlocuteur parle doucement et articule.

 

Quand les autres te rendent sourd

 

Durant toute mon enfance, dans ma famille, je ne me suis jamais senti handicapé. Ma tribu comprenait des sourds comme des entendants. Ils faisaient des efforts pour articuler, et certains pratiquaient la langue des signes.

 

En raison de mes résultats scolaires et de ma personnalité, je n’ai passé que quatre ans dans un milieu scolaire spécialisé. Les cours étaient faits pour les sourds, et se déroulaient en petit comité dans des classes comptant entre six et huit élèves. Chaque élève devait aussi suivre des séances d’orthophonie.

 

On nous a appris à parler grâce à la vue et au toucher. De nombreuses techniques permettent de s’appuyer sur ces deux sens : des casques permettent ainsi de récupérer certains sons (notamment les sons graves), on touche notre propre gorge pour « sentir » les sons comme le R, et on se sert d’un miroir pour émettre le son « s »…

 

Puis en CE2, j’ai été « intégré » dans une classe normale. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à comprendre ma différence. Les gens me faisaient des remarques quand je criais trop fort. En CM2, on m’a interdit de signer (parler la langue des signes) avec une amie sourde qui était venue me rejoindre dans ma classe entendante — d’ailleurs, aujourd’hui les gens me regardent toujours bizarrement quand je signe avec des amis.

 

À partir du collège, il m’était difficile de suivre en cours : il fallait prendre des notes en lisant sur les lèvres du prof et en suivant ses déplacements, tout en lisant le tableau et en réfléchissant à ce qui était dit. J’étais parfois frustré.

 

C’est aussi difficile quand je ne comprends pas les discussions et les blagues lors des soirées étudiantes. Mes amis entendants ont toujours fait des efforts, mais cela reste problématique : en général ils me donnent juste des résumés ou me disent qu’il n’y a « rien d’important ».

 

La culture Sourde : vivre autrement

 

À ce monde parfois frustrant s’oppose celui de la communauté sourde. Il s’agit d’une communauté fondée sur la langue des signes française (et non internationale), qui correspond à une véritable culture fondée sur le visuel.

 

Par exemple, on ressent le rythme de la musique grâce aux vibrations. Certes, on ne comprend pas toujours les paroles des chansons, mais bon, soyons sérieux, qui a attendu de comprendre Gangnam Style pour commencer à danser dessus ?

 

Nous avons notre propre danse, notre propre musique, et nos propres représentations filmiques et théâtrales. Nous avons notre propre humour, notre propre manière de dire « Bon appétit ! » en tapant du poing sur la table, notre propre manière d’applaudir…

 

Le concept de « dialogue de sourds » me fait rire, car les sourds sont très bavards. Ils communiquent très souvent entre eux, sans aucun souci. La langue des signes permet aux sourds de s’épanouir pleinement.

 

Alors, où se trouve le handicap ? Comme le sociologue Bernard Mottez l’affirme, « Nous ne sommes pas handicapés, c’est la société qui nous handicape ». La surdité est un handicap conditionné par l’environnement.

 

En effet, les difficultés de communication apparaissent uniquement entre un sourd et un
entendant. Un entendant vivant dans une famille de sourds sera considéré comme handicapé, tout comme une personne sourde vivant dans une famille entendante.

 

C’est l’une des raisons pour lesquelles les Sourds rejettent, parfois violemment, les appareils auditifs et les implants cochléaires. Ils refusent de se soumettre au diktat des normes entendantes.

 

Être Sourd : accepter sa différence

 

Dans la rue et pendant les soirées, j’ai envie de parler avec des entendants. Mais je ne les comprends pas puisqu’ils parlent trop vite. Et quand je leur montre mes appareils et leur demande de mieux articuler, certaines personnes paniquent, prennent peur et décident de couper court à la discussion. C’est parfois assez agaçant.

 

La personne sourde ou malentendante peut développer une rancœur inutile vis-­à-­vis de la «normalité entendante» si sa surdité n’est pas acceptée.

 

Durant mon intégration, j’étais souvent en colère contre les entendants. Mais au fil du temps, j’ai pris du recul. Lors des soirées, j’ai appris à me contenter des bribes de discussions. Si je m’ennuie, il me suffit tout simplement de partir. Au fil du temps, j’ai appris à être optimiste. Il est dommage de se priver de la culture des entendants comme de celle des sourds.

 

De plus, il est humain d’avoir des réactions inhabituelles concernant les différences. Moi-même j’ai des préjugés et je ne sais pas toujours comment réagir vis-à-vis des autres handicaps… Mais j’ai compris que ce qui fait la différence, c’est la sensibilisation et la tolérance. J’essaie donc de ne pas m’énerver et d’expliquer ma différence aux gens.

 

L'identité en guerre contre la stigmatisation

 

Le corps médical pense très souvent améliorer la condition des sourds en supprimant leur déficience auditive avec les appareils auditifs et les implants cochléaires. Ils oublient la dimension sociale de la surdité, qui n’a rien à voir avec la cécité.

 

Un sourd devra toujours faire un effort pour communiquer. En suivant la logique entendante, on devrait toujours lutter, se concentrer pour suivre les discussions, alors que la langue des signes nous permet de tout suivre sans faire d’effort particulier pour nous « intégrer ».

 

Cette volonté d’intégrer les sourds à la société peut parfois tourner à l’obsession…

 

En 1880, des éducateurs ont décidé d’interdir l’éducation en langue des signes au profit de la langue orale. Or, apprendre la parole aux sourds peut être compliqué ; certains n’arrivent pas à associer le sens aux sons et aux mouvements de lèvres, et finissent par sombrer dans l’illettrisme. Bernard Mottez disait qu’« à force de s’obstiner contre les déficiences, on augmente souvent le handicap ».

 

Qui pourrait vouloir d’un monde « idéal » sans surdité et donc sans langue des signes ? Qui voudrait d’un monde où tout le monde se ressemble ? Aldous Huxley, atteint d’une forme de cécité, disait ainsi : « Raccomoder, c’est antisocial ».

 

L’Histoire nous l’a prouvé qu’on peut être différent ET faire avancer l’humanité :

 

  • Alexander Graham Bell a vécu dans un environnement de sourds.
  • Vinton Cerf, considéré comme l’un des pères fondateurs de l’Internet, est sourd.
  • Deux membres fondateurs de la Pléiade, Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard, sont sourds.

 

Se pose alors une question fondamentale : doit-­on chercher à gommer cette différence au prix de l’intégration, ou tout simplement s’adapter ?

 

Grâce aux associations sourdes, la LSF (Langue des Signes Française) a repris son développement en France aux alentours des années 2000. Elle commence à rattraper son retard et à se normaliser sur l’ensemble du territoire.

 

 

Mes conclusions : la nécessité d’une société inclusive

 

Personnellement, je suis bilingue puisque je parle la langue des signes et le français oral. Chacun des deux mondes présente ses avantages et ses inconvénients.

 

Des critiques s’élèvent souvent à l’encontre de cette communauté sourde : on dit qu’il y a un ghetto sourd, que les sourds vivent dans leur propre bulle. Mais n’avons-nous pas le droit de vivre tranquillement ? Pourquoi ne pas nous rejoindre ? Et pourquoi diaboliser uniquement les sourds ?

 

Cependant, ces critiques ont un sens. Un équilibre entre ces deux mondes s’impose : il faut sensibiliser aussi bien les sourds que les entendants.

 

La langue des signes et la langue orale sont complémentaires : la première permet à la personne sourde de s’épanouir et la seconde permet de garder contact avec les entendants. Je sais que je n’aurais pas réussi mes études sans la langue des signes, ni sans la langue orale.

 

Grâce à ma sœur entendante, j’ai acquis un bon bagage oral, et la langue des signes m’a permis d’associer des signes aux sens puis les sens aux sons.

 

Il y a vraiment un problème dans le regard de la société sur ce handicap. Lorsqu’un enfant naît sourd dans une famille entendante, il y a une certaine fixation sur des solutions techniques au détriment de la dimension sociale. Je n’ai rien contre les appareillages, mais il ne faut pas en faire une obsession. Dans toute chose, un équilibre est nécessaire !